Un article de Louis-Marie Blanchard
« Quand une moitié de notre vie est écoulée, il est facile d’en faire un récit logique et artificiel. Mais ce genre de biographie, où les héros savent si bien à l’avance quelle sera l’orientation de leur vie, ne donne jamais l’impression de la vérité. Dans la réalité, les choses n’obéissent pas à une telle logique : on se dirige à tâtons, comme des aveugles, vers l’inconnu et on sent son énergie minée par la torture de l’indécision /…/ Mais qu’est-ce que la mort, après tout ? Pourquoi la craindre ? Mes voyages m’avaient déjà convaincue que les miens pourraient se passer de moi – bon ! Mais ce dont il s’agissait maintenant, je le voyais clairement, c’était de moi-même, ce « moi » qui ne voulait pas disparaître sans avoir accompli quelque chose qui me sauverait du néant , qui satisferait si humblement que ce fût la soif d’éternité que je sentais au dedans de moi. »
Infatigable dès son plus jeune âge, Ella Maillart commence par explorer le lac Leman, pratique le ski et la régate, pour laquelle elle représente la Suisse aux jeux olympiques de Paris. Assez vite, elle abandonne ses études :
« Il y avait tant de choses qu’il me semblait urgent de savoir et de comprendre qu’une vie entière semblait trop courte pour pouvoir y parvenir. »
Ella Maillart
Une jeunesse bouillonnante !
Avec son amie Miette de Saussure, elle s’embarque pour la Méditerranée et met le cap sur la Corse. Ses parents, qui « pensent qu’elle veut faire de sa vie un loisir ininterrompu », lui enjoignent de penser à l’avenir, et elle participe un temps au commerce de fourrures de son père, puis donne des cours de français en Angleterre. En même temps, elle prépare son brevet de capitaine. Elle trouve à s’employer comme matelot sur un yacht dans l‘Atlantique, puis achète un vieux yawl avec son amie Miette et part pour la Grèce. Elle créée une équipe féminine de hockey sur gazon, et trouve un emploi de dactylo à Paris.
En Allemagne, où elle décroche quelques rôles de figuration dans un studio de cinéma, elle rencontre des immigrés russes qui aiguisent sa curiosité :
« Il semblait bien qu’à l’est quelque chose de neuf fut en train de surgir – encore qu’il y eut sur la valeur de l’expérience des divergences d’opinion. »
Première expérience soviétique
Elle cherche alors à se procurer un visa pour la Russie, qu’elle obtient en 1930 ; la femme de Jack London lui fournit l’argent nécessaire à son voyage, et pour se donner un but, elle décide alors d’écrire un livre sur les films russes. A Moscou, elle rencontre « des cinéastes de retour du Kamchatka glacé, du Turkestan torride, de la Mongolie balayée par les vents ou de la Sibérie boisée. »
Au bout de quelques mois, fatiguée de l’agitation moscovite, elle part avec un petit groupe pour les hautes vallées reculées du Caucase :
« Les montagnes m’attirent. Il suffit que je pense à elles pour que l’odeur des sapins semble tenter mes narines, pour que mes yeux désirent un sommet blanc d’où la neige s’élève en tourbillons étincelants, que mes oreilles croient entendre la rumeur du torrent et que mes poumons se dilatent de joie »
A son retour elle fait publier le récit de son voyage en Russie ; l’argent gagné lui permet de partir pour le Turkestan.
Premiers voyages en Asie
Là-bas, elle souhaite se mêler aux pasteurs kirghiz, « subitement plongés dans le 20ème siècle : ils avaient été collectivisés, sédentarisés, socialisés ». Les voyages dans le Turkestan sont théoriquement interdits aux étrangers, mais elle parvient à se joindre à quatre amis russes qui partent pour les Tian Shan.
Le voyage est une révélation :
« La première année que je passe sur la terre aride d’Asie est inoubliable : enfin mon regard rencontre le dôme interrompu du ciel ; enfin, le vent qui souffle est semblable à un élément puissant et primordial, et balaie, dans sa course, tout un continent : mon être est pénétré par cette sensation nouvelle d’immensité. »
Au col de Sari Tor, qui rejoint la Chine, elle contemple le versant chinois qui lui est pour l’instant interdit ; pour l’heure, elle part pour l’Ouzbékistan. A Samarcande, elle assiste au procès des basmatchis, rebelles musulmans opposés au régime soviétique, jugés sur la place du réghistan. Elle visite Boukhara, puis rejoint par bateau sur la Syr-Daria la citadelle de Khiva, d’où elle part en compagnie de deux kazakhs en chameau à travers le désert .
« J’appris aussi à dormir n’importe où, dans des halls de gare encombrés de bagages, dans des caravansérails, sur les berges des rivières, au milieu d’un désert de neige, ou parmi des gens de toutes sortes ».
La Chine d’un peu plus près…
En 1934, elle est envoyée par le « Petit Parisien » en Mandchourie, et l’année suivante, avec Peter Fleming, correspondant au Times, elle met en œuvre son projet de traverser la Chine occidentale, le Xinjiang et la chaîne du Karakorum pour entrer en Inde. De Xian, ils rejoignent le Gansu par la route, puis se joignent à une caravane de marchands pour rejoindre le bassin du Tsaïdam. Ils ont emporté des provisions pour trois mois et acheté deux poneys. « Alors, nous nous mîmes en marche vers les grandes solitudes de l’Asie […] libérée des entraves créées par les hommes, la vie que j’aimais s’ouvrait devant moi. »
C’est la fin du mois de mars et il fait encore très froid. La caravane compte 250 chameaux, et il faut se plier à son rythme lent.
« j’aurais aimé que ce voyage dure autant que ma vie »
Parvenus à Dzum, dans le bassin du Tsaïdam, ils se séparent de la caravane. Au Xinjiang, c’est la guerre : ils achètent des chameaux et évitent la piste principale qui relie le Tsaïdam à l’oasis de Cherchen en passant à travers le Tibet du nord, afin d’entrer dans la région sans être arrêtés. Ils veulent quitter le Xinjiang avant d’être bloqués par l’hiver, et enchaînent les longues journées de marche :
« Nous tirions des antilopes que nous mettions à bouillir avec des macaronis chinois, nous faisions fondre de la neige pour le thé, nous admirions des ânes sauvages qui s’enfuyaient au galop ».
Parfois, faute d’eau, ils doivent se priver de dîner.
« J’aime, écrit Ella, cette vie primitive où je retrouve la faim qui transforme en joie solide chaque morceau mis sous la dent, la saine fatigue qui fait du sommeil une volupté incomparable, et le désir d’avancer que chaque pas réalise »
En traversent la chaîne des Kun Lun, ils doivent abandonner deux chameaux et le poney Slalom qui portait Ella ; les bêtes souffrent d’épuisement du froid et du mal d‘altitude ; en quelques jours, ils passent de 4000 à 1500 mètres et entrent dans le désert du Takla-Makan, où la chaleur est suffocante. Les deux aventuriers suivent ensuite la route de la soie, et traversent Khotan, alors capitale des Dounganes, rebelles chinois musulmans qui luttent contre les soviets.
Parvenus à Kashgar, ils retrouvent un peu de confort avant d’affronter la chaîne du Pamir :
« Comme un morceau de choix pour le dessert, la dernière étape de notre voyage promettait d’être merveilleuse. Nous allions escalader les Pamir, entrer aux Indes par le haut col de Mintaka, longer la chaîne du Karakorum et franchir l’Himalaya pour arriver à la province du Cachemire. Quarante jours de voyage, si tout allait bien… »
Dans la vallée de la Hunza, où s’étagent les champs d’orge cultivés en terrasse et les abricotiers, ils rencontrent le mir de Baltit ; à Gilgit, ils apprennent que la guerre menace l’Europe. Ella pensait traverser l’Afghanistan et l’Iran, mais préfère rentrer par le Cachemire et prendre en Inde un avion vers l‘Europe.
Retour vers l’Europe en guerre
« A Paris, où j’avais l’allure de quelqu’un tombé d’une autre planète, mes mouvements étaient ralentis et la traversée des rues me faisait peur ; les passants me regardaient comme si j’étais un animal sauvage. Il me fallut une semaine pour réapprendre à parler comme les autres gens, à toute vitesse, sur une foule de sujets dont j’ignorais le premier mot ».
A son retour, le succès de son récit « Oasis Interdites » lui permet de financer ses prochaines pérégrinations ; deux ans plus tard, elle repart pour l’Orient, mandatée par le « Petit Parisien », et traverse la Turquie, l’Iran et l’Afghanistan en compagnie de son amie Anne-marie Schwarzenbach :
Retour vers l’Orient
« non seulement nous aimions toutes les deux les voyages, mais chacune de notre côté avions atteint la même conclusion : le chaos qui nous entoure dépendait du chaos qui est en nous. Et ce n’est qu’en l’ordonnant que l’on pouvait parvenir à savoir pourquoi l’on veut vivre. Nous voulions donc apprendre à nous connaître nous-même, tout en étudiant le monde et les populations qui serviraient de thèmes à nos articles de journaux. »
Finalement, c’est en Inde, auprès d’un maître spirituel, qu’elle trouve une partie des réponses à ces questions existentielles :
« Somme toute, j’étais parvenue à comprendre clairement que pour la plupart des occidentaux l’équilibre, l’amour du prochain, la sagesse seront inaccessibles aussi longtemps que la plus grande partie de nous-même restera ignorée ou encore étouffée par nos vies profanes, axées uniquement sur l’obtention d’une sécurité qui ne peut pas exister sur le plan matériel »…
Le retour en Suisse après 25 ans de voyage !
A partir de 1948, de retour en Suisse, Ella Maillart habite Chandolin, un très joli village montagnard du Val d’Anniviers, où elle s’est fait construire un chalet : « Je rentrais des Indes. Je voulais revenir en Europe. A Chandolin, je me sentais près de Dieu »
De 1956 à 1987, elle devient guide culturel, faisant découvrir divers pays d’Asie à de petits groupes de voyageurs. Elle termine paisiblement sa vie en 1997, à l’âge de 94 ans, accompagnée par Anne Deriaz, qui a publié un précieux témoignage sur les deux dernières années de sa vie, intitulé : « Chère Ella, Elégie pour Ella Maillart ». Les manuscrits d’Ella Maillart sont conservés à la Bibliothèque de Genève, tandis que ses photographies et ses films se trouvent au Musée de l’Elysée et à la Cinémathèque de Lausanne.
« Seul l’instant présent est réel, puissant. On devient ce que l’on pense : l’énergie suit la pensée. Le passé est mort, ou sert à préparer l’avenir ? »
« Soleil, soleil, merci d’être là. N’oublie pas ta fille Ella, qui a tant besoin de toi »
« J’ai dit tout ce que j’avais à dire. Je n’ai plus rien à dire… Maintenant je veux me taire »
Ella Maillart