Un article de Louis-Marie Blanchard issu de son travail sur « l’exploration de l’Amérique du Nord »
En 1832, deux hommes, un Explorateur aguerrit, le Prince Maximilien de Wied et le jeune et talentueux peintre Charles Bodmer, vont s’unir pour ramener de leur exploration le long du Missouri, une étude sur les « Peaux-Rouges ». Les peintures réalisées alors par Bodmer sont restées une trace unique et exceptionnelle de ces peuples originels d’Amérique.
1832 : Charles Bodmer, jeune peintre suisse en voyage d’études à Coblence, fait la connaissance du Prince Maximilien de Wied, un ancien officier de l’armée prussienne passionné de sciences naturelles. Quinze ans plus tôt, ce dernier a mené une expédition scientifique au Brésil et publié un excellent compte-rendu de son voyage, lui assurant une certaine notoriété dans les milieux scientifiques. Maximilien, alors âgé d’une cinquantaine d’années, souhaite entreprendre une nouvelle campagne d’exploration, cette fois chez les Peaux-Rouges du Missouri. Bodmer est l’homme de la situation : il est jeune, talentueux, et habitué à la vie au grand air. En mai, les deux hommes s’embarquent pour le Nouveau Monde, puis gagnent Saint-Louis à l’embouchure du Missouri.
A bord des vapeurs Yellowstone et Assiniboin, on compte une centaine de passagers parmi lesquels de nombreux « engagés », des français qui travaillent pour l’American Fur Company, qui détient le quasi monopole du commerce des fourrures dans le Bassin du Missouri. Ces bateaux à vapeur au faible tirant d’eau s’avèrent capables de naviguer avec rapidité sur cette rivière dangereuse et sont pour les deux voyageurs la meilleure garantie de pouvoir pénétrer profondément en territoire indien. Après un mois de voyage, un échouage et une première rencontre avec les indiens Omahas, on atteint Fort Lookout, situé sur le territoire des Sioux Dakotas. Autour des tipis, les femmes grattent les peaux de cerf wapiti pour en faire des vêtements. Bodmer dessine le chef « Grand Guerrier », en tenue d’apparat : ce sera l’une des premières esquisses de l’extraordinaire galerie de portraits qu’il réalisera au cours du voyage.
L’atmosphère est paisible, les étendues sauvages silencieuses, et l’éclat de la lune baigne bientôt les rives du Missouri. Prélude à une colonisation qui avance à grands pas, des troupeaux de chevaux et de bovins paissent sur l’immense prairie. Maximilien observe avec intérêt les signes de bravoure exhibés par les guerriers, dont les plus valeureux portent une grande coiffe de plumes d’aigles et de cornes de bisons et « des touffes de cheveux humains qu’ils accrochent à leurs bras et à leurs jambes ».
A l’escale de fort Pierre sur la rivière Teton, le vapeur Yellowstone repart pour Saint-Louis, chargé de 7000 peaux de bisons et autres fourrures, tristes témoins de l’hécatombe que trappeurs et Peaux-Rouges infligent à la faune sauvage. C’est à bord de l’Assiniboin que nos deux voyageurs gagnent Fort Clark, en territoire Mandan, où se détachant sur le fond bleu des montagnes, un drapeau américain flotte au vent. Enveloppés dans leurs peaux de bisons, six cent indiens assistent depuis la berge à l’arrivée du bateau. Le grand chef des Sioux Yanktons, à la tête d’une tribu de trois cent tentes, désire faire la paix avec les Mandans. Comme preuve de leur bonne foi, les Sioux veulent offrir à leurs ennemis une précieuse peau de bison blanc. Le vieux Toussaint Charbonneau, célèbre guide de l’expédition Lewis et Clark, se fait l’interprète des Sioux, mais la proposition de paix est refusée par les Mandans qui jugent leurs ennemis trop perfides. On obtient cependant que la délégation de Sioux puisse repartir sans être inquiétée. Autour du poste de traite, des Crows ont également établi leur campement. Les fiers guerriers chevauchant sur des selles en peau de puma et les femmes aux robes de mouflon richement ornées de piquants de porc-épic attirent l’attention de Bodmer. Les deux visiteurs, quant à eux, sont examinés sous toutes les coutures par les enfants dont beaucoup n’ont jamais vu d’hommes blancs.
Malgré un incendie à bord et un nouvel échouage qui a fracassé la roue à aube, le vapeur poursuit sa route. On aperçoit le 24 juin, sur une haute colline, les premiers mouflons des Rocheuses, dont Maximilien va s’empresser d’acquérir quelques spécimens. Après 75 jours de voyage, l’équipage fait relâche à Fort Union. A 2800 kilomètres de Saint-Louis, ce comptoir construit en 1829 est pour l’American Fur Company une place de première importance, où se côtoient français, russes, allemands, espagnols et sang-mélés. Bon nombre de trappeurs indépendants viennent s’y reposer après des mois de traque aux fins fonds de la prairie et des Montagnes Rocheuses. La Compagnie les approvisionne en fusils, lainages, tabac et eau de vie. Des « engagés » bien armés convoient ensuite, depuis une vingtaine de postes éloignés, les stocks de fourrures. C’est un métier particulièrement dangereux dans cette région du Montana, territoire des Assiniboines : « ce sont des voleurs de chevaux et on ne peut leur faire confiance. Toute personne isolée sur la prairie qui les rencontre risque fort d’être dépouillée de ses biens », écrit Maximilien, ajoutant que leur nation compte une trentaine de milliers d’âmes dont sept mille guerriers. Ils vivent essentiellement de la chasse, et transportent leurs bagages sur des travois tirés par des chiens.
A la fin du mois de juin, au moment où le vapeur chargé des ballots de peaux s’apprête à repartir pour Saint-Louis, la prairie se couvre soudain d’indiens Crees qui avancent en ligne, leur chant rythmé par le roulement des tambours. Les hommes aux visages peints et aux corps tatoués portent des peaux de loup sur leurs épaules, la tête de l’animal retombant sur leur poitrine ; Ils tiennent leur fusil sur leurs bras, arc et flèches en bandoulière. Parvenus à soixante pas du fort ils s’arrêtent, et attendent impassibles les souhaits de bienvenue. Les chefs et les plus éminents guerriers sont admis au fort, on s’assoit sur des peaux de bisons, les calumets circulent et on fait les présentations. Maximilien et Charles sont aux anges : « un jeune guerrier de grande taille posa pour une esquisse avec une contenance imperturbable » écrit-il, jusqu’au moment où le son produit par l’ouverture d’une tabatière à musique, le fit éclater de rire. Après avoir empli un vapeur de marchandises destinées aux postes de l’amont, on se met en route le 6 juillet pour le Haut-Missouri. Des couchettes sont prévues pour les deux invités à l’arrière du bateau, tandis que chaque soir, la plupart des « engagés » bivouaquent sur la rive, à la belle étoile. Le voyage n’est pas de tout repos : une violente tempête a inondé les bagages, et des nuées de moustiques tourmentent l’équipage. L’année précédente, deux « engagés » se sont noyés et on a perdu la moitié du fret ; la prudence est donc de mise durant la traversée des Bad Lands, ces mauvaises terres aux falaises constellées de cheminées de fées.
Le 9 août 1833, on parvient au fort Mac Kenzie, sur le territoire des indiens Blackfeet, considérés comme les plus belliqueux des indiens des Plaines. Plusieurs centaines de Gros Ventres, Crees, Assiniboines et Piegans attendent l’arrivée du bateau, pour que puissent démarrer les opérations de traite. L’alcool aidant, ce mélange de tribus regroupant plus de quatre cent tipis promet d’être explosif. Le 28 août au petit matin, sous les murs du fort, une attaque surprise de Crees et d’Assiniboines contre les Blackfeet fait une vingtaine de morts et de nombreux blessés. Jusqu’à la nuit, les cris des guerriers résonnent aux oreilles de Maximilien et de Charles qui assistent médusés au combat. Le calme revenu, les deux hommes s’empressent de soigner les blessés, distribuant médicaments et emplâtres. Un séjour hivernal à Fort Mac Kenzie paraissant trop risqué, Maximilien décide de se replier sur Fort Clark. Le 13 septembre, on embarque sur le petit Mackinaw-boat, construit spécialement pour le voyage de retour. Les collections du Prince, notamment deux cages contenant des ours vivants, occupent une bonne partie du bateau. Bodmer n’a pas chômé : les indiens se sont montrés très coopératifs et l’artiste a brossé une série d’aquarelles impressionnante. Le 8 novembre, ils sont de retour à Fort Clark pour six mois d’hivernage. Le confort y est spartiate, et il faut souvent se contenter de viande de chasse et de farine de maïs fournie par les Peaux-Rouges. Le sucre, le café et le vin sont des luxes rares. Ce long séjour permet cependant aux deux hommes d’amasser une documentation considérable : parures, campements, fêtes, chasse à l’ours, rien n’échappe à leur insatiable curiosité. Le récit de Maximilien, complété de cartes, de notes scientifiques et d’aquatintes de Bodmer, constituera un extraordinaire témoignage sur la « Nouvelle frontière ». Très peu de voyageurs auront par la suite la possibilité d’observer d’aussi près la vie de la vallée du Missouri : quatre ans plus tard, en 1837, une épidémie de variole s’abattra sur la région, et sur les 1600 habitants que comptaient les deux villages Mandans, cent seulement survivront. Réalisé juste avant le massacre des derniers grands troupeaux de bisons et la disparition de la civilisation des indiens des plaines sous la pression de l’alcool, des épidémies et de l’arrivée massive des hommes blancs, les dessins de Bodmer façonneront à jamais l’image que les Européens se font des « Indiens d’Amérique ».
Louis-Marie Blanchard